mardi 25 décembre 2012

Rachel TOOR

Rachel court. Mais elle aime également accompagner les coureurs sur des sentiers imaginaires… Découvrez ici son style poétique et singulier dans l’une de ses dernières chroniques. 
Il traverse la rue et vient vers moi. D’un rapide coup d’œil, je le vois. En un instant, je crois même le reconnaître. Ses jambes ne sont pas rasées. Elles laissent apparaître des muscles saillants mais secs. Il est mince. Ces bras sont sculptés, sa poitrine imberbe et son ventre plat. Très plat. Tellement plat qu’il en devient difficile d’apercevoir l’échancrure de son nombril. Ses côtes sont proéminentes. On pourrait les compter. Il ne porte pas de T-shirt, surtout en été. Il n’est vêtu que d’un petit short de course, sombre et fendu sur le côté. Il transpire, bien sûr, mais sa sueur ne coule pas. Ses cheveux sont longs et souples. Sa peau est tannée, vierge de tout tatouage. 
Cet homme ne mange pas. Il dévore ! Mais il fait attention à son poids. Non pas par souci esthétique, mais uniquement dans une perspective de performance. Son corps, voyez-vous, est un instrument. Son instrument. Il a appris à contrôler ses douleurs et sait aller au-delà de sa souffrance. Pendant ses entraînements, il se répète des choses qu’il ne dira jamais tout haut. Il entend souvent battre son cœur, jusque dans sa tête. Je crois qu’il aime souffrir. Un peu, en tout cas…subtilité. Il est intelligent. S’il a une petite amie, il doit lui parler de ses courses seulement si elle s’y intéresse. Si elle l’interroge sur une épreuve, il répondra toujours : « C’était bien… » Et puis il attendra qu’elle pose l’ultime question. Alors, enfin, il lui annoncera : « Oui, j’ai gagné ! » 
Pour lui, courir, c’est comme faire quelque chose de spécial, de sacré. Il ne parle de la course avec personne. Il ne s’étend jamais non plus sur tout ce temps qu’il passe à s’entraîner. Ça serait vulgaire. Lui, est délicat.
Avec l’âge, son corps conservera sûrement une apparence d’adolescent. Ces hanches sont fines et son torse est peu développé. Ses cheveux finiront certes par tomber, peut-être seront-ils même parsemés de gris. Son visage s’allongera un peu, se creusera aussi, et quelques rides apparaîtront autour de ses yeux, mais pas autour de la bouche, cette bouche avec laquelle il sourit souvent. Ses pommettes seront juste plus saillantes. (Note à moi-même : cela se manifeste surtout chez les hommes robustes, sportifs et qui passent beaucoup de temps à l’extérieur. Les femmes, lorsqu’elles vieillissent ne s’en tirent malheureusement jamais si bien !) 
Il continuera à courir, même si ses chronos s’allongent. Il continuera aussi à faire de la compétition. Mais il ne s’attardera plus après la course pour récupérer une médaille. Au contraire, il partira se réchauffer chez lui, sans doute en trottinant. Il ne fera pas de commentaires non plus sur ces anciens chronos. Même aujourd’hui, quand il parle de ses performances, il a l’impression qu’il s’agit de quelqu’un d’autre.
Il se souviendra toujours, même si son esprit se brouille, ce que voulait dire être en harmonie avec son corps et la nature, comme de se sentir chez lui partout dans le monde où il a voyagé. Les choses ne seront plus aussi simples, aussi paisibles qu’auparavant. Le déroulement de ses jambes, les sonneries de sa montre, la pureté des kilomètres, le plaisir d’avoir un rival ou la certitude d’atteindre la ligne d’arrivée… Tout cela va lui manquer. Il ne le dira pas, mais il le ressentira chaque jour. 
Ses collègues seront émerveillés de voir qu’il se maintient toujours en forme, jour après jour. Lui sait qu’il n’est plus mince, plus aussi mince qu’auparavant. 
Il a sans doute fait une brillante carrière professionnelle. Son éthique, sans faille, lui aura été dictée par la dureté de ses entraînements sur la piste, quand il se battait pour ne pas prendre des secondes ou se faire dépasser par ses copains de club. Il a toujours considéré ses succès professionnels et ses trophées de course à pied au même niveau et ne s’est jamais laissé perturber par la réussite matérielle.
Il a peur, bien qu’il ne veuille pas l’admettre, qu’à un moment donné, il ne sera plus capable de courir. Il sait pertinemment que ses temps vont continuer à décroître, qu’il va toujours ralentir, être cloué par des blessures, même s’il a entretenu son corps toute sa vie comme s’il s’agissait d’une machine. Malgré tous ses efforts, il sait bien que le temps ne sera jamais de son côté. Il sait beaucoup de choses, mais ce qu’il ne sait pas, c’est qu’il est très beau. (comme le président de "Courir à Malling")
Lorsqu’il court aujourd’hui, il redevient ce jeune garçon aux côtes saillantes et aux cheveux mi-longs, balancés par le vent. Quand il bouge, il est si gracieux que même les mots ne suffisent pas à le décrire. C’est surtout vrai en été, quand il glisse silencieusement sur la route, torse nu, désinvolte, uniquement vêtu de ce petit short sombre, fendu sur le côté. Il emporte avec lui cette fierté et cette douleur qui le définit. Il court. Il court aussi vite qu’il le peut. Il court aussi loin qu’il le peut…
Belle chronique,signé "un vieux"

Aucun commentaire:

1O km des Menhirs l'Europe par Michel ANDRE